par Jacques Gantié, journaliste (blog Table libre, 29 janvier 2025)
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Il n’y avait qu’un «Bruno de Lorgues». Mieux qu’un titre de noblesse inventé, une origine terrienne, quelque chose comme le droit du sol. Il était simplement Bruno, à Lorgues. L’homme du verbe, de l’homélie, des inspirations subites, des passions majuscules. Conteur et cuisinier, enfin conteur faisant aimer la cuisine, ce qui vaut mieux encore. Maintenant qu’il s’est éloigné pour l’éternité, j’hésite à écrire au passé tant il reste présent.
Pas de demi-mesure chez lui. La vie amplement vécue et sa Campagne Mariette, du prénom de sa grand’mère, transformée en manège enchanté où on venait – où l’on vient toujours – pour affaires, amours, amitiés, fêtes ou anniversaires, pour un moment de plaisir non pour une gastronomie savante. Certains clients moins argentés, «cassaient la tirelire» comme au temps de Bocuse à Collonges-au-Mont d’Or. Née au cœur de la Provence, l’adresse était taillée pour la convivialité et aurait pu vivre sur une colline piémontaise, au pays de la truffe blanche.

Bruno y fut tout à la fois aubergiste imperator, hyper santon du haut Var, héritier d’Angèle et Marius Tholozan, ses anges gardiens de Tourtour, licenciés es brouillade, hôte généreux recevant mille et un amis aux côtés de Nicole, si précieuse… Pas un murmurant, non, l’humour sans garde-fous et le verbe à claire voie, à faire trembler les remparts de Lorgues. Un romancier du terroir cultivant l’art du simple à condition qu’il fut grandiose. Discuté bien sûr, rien d’étonnant. Jalouse-t-on un endormi ou un incapable ?

J’ai connu Bruno dans les années quatre vingt quand il n’y avait pas encore foule à l’ombre des mûriers. Aucune enseigne en vue, était-ce même un restaurant ? Au nième coup de heurtoir son ample carrure surgit dans l’embrasure de la porte d’entrée. Il se demandait ce que venait faire ce client un midi en milieu de semaine. Je redoutais pour ma part cette drôle d’adresse où, disait-on, l’aubergiste avait écrit des chansons pour Chantal Goya ! Il ne manquait plus que la pochette d’un 45 tours punaisée sur une poutre ! Bruno balaya ces balivernes, ne tendit aucun menu mais raconta le déjeuner. Aussitôt, il fit grand faim et pas question de chipoter ! Ce fut un repas mémorable, un feu de gourmandise, la promesse tenue d’une table inédite. La mienne fut d’écrire sur Var Matin-Nice-Matin, mon journal, car il y avait matière. Je crus entendre «oh, moi, vous savez, les journalistes…!». Simple mise en bouche.

Il y avait déjà, chez Bruno – et il y a toujours – une atmosphère unique. On s’installait près de la cheminée, dans la grande salle des origines. La truffe entière était de sortie. Puis la pomme de terre, truffes et chanterelles et encore l’épaule d’agneau de lait des Pyrénées confite au four. Mais d’abord l’emblématique pomme de terre cuite au four et crème de truffe qu’aucun putsch n’aurait pu renverser. On était bien, aussitôt, dans sa maison, aussi romanesque que son propriétaire. Elle devint au fil des ans l’adresse aux mille projets. Sur la terrasse aux mûriers bardée de ferronneries et animée de sculptures, du salon-bibliothèque à l’entrée aux boiseries où une truffe monumentale monte toujours la garde. Ouvertes à qui le souhaitait, les cuisines tournaient à plein régime, animées pendant dix ans par Dominique Saugnac, fidèle entre les fidèles, chef et gardien du dogme, qui ouvrit plus tard à Draguignan la brasserie Les Trois Garçons.

Bruno n’en finissait jamais d’embellir son royaume et d’abolir des frontières, ajoutant une hôtellerie avec cabanon du jardinier et jardin de curé à ce monde fantastique. Ce n’était plus une auberge étoilée mais le bureau des légendes. Dans cette adresse enluminée, la cuisine était un opéra, la truffe une diva (la Mélano!) et Bruno le Pavarotti de cette colline inspirée. Du goût, de l’émotion, l’art de la mise en scène et la promesse d’un authentique moment de bien-être, voilà pourquoi on arrivait de partout, peut-être de Saint-Pétersbourg ou du Groenland, à pied, à cheval, en limousine et en hélicoptère, s’attabler chez ce grand seigneur. Les truffes, autoproclamées de «pures merveilles», venaient d’un paradis sous-terrain où règne le mystère, semblant avoir poussé jusque sous la cour pavée. Un gisement d’ici et d’ailleurs, dont les rabasses du maestro Carlo Urbani, fameux récoltant en Ombrie. Et en tête de cortège, la Tuber Melanosporum, l’espèce noble qu’on donnait jadis aux cochons et que Colette appelait «les pommes féériques».

Bruno a légué à ses fils, Benjamin et Samuel, le bonheur d’accueillir, de cuisiner et de rassembler dans cette auberge unique au monde. L’histoire continue sous le signe du «B» comme Bruno ou Byzance, lettre magique qu’un critique de passage jugea un jour péché d’orgueil et fut pendu sur le champ à la broche tournante.
On n’a jamais fini de lire ou de relire ce livre d’images aux portes de Lorgues. Quel restaurant en Provence raconte son histoire avec autant de saveurs et d’éloquence ? Bruno y reste la figure tutélaire et le père fondateur d’un lieu hors normes que perpétuent Benjamin et Samuel. Lui a simplement changé d’univers et y mûrit déjà quelques projets. Et d’abord celui de l’agrandir encore et de cuisiner le diamant noir pour le nombre infini de ses amis.

