On l’appelle «Le Japonais» !… enfin on pourrait l’appeler ainsi tant la connaissance et l’art de travailler le poisson de Mathieu Allinei le rapprochent du Japon et de son exception culinaire. L’enseigne annonce un air connu avec terrasse-tonnelle face au port de plaisance et salle plus intimiste de l’autre côté de la rue mais Le Bistrot du Port n’est pas un banal «restaurant de poisson». Ici pas d’improbables fritures ni de poissons grillés à la hâte, de saint-pierre lunatique ou de turbot en fin de carrière. Seulement la passion iodée d’un cuisinier autodidacte qui fut longtemps en salle chez Tétou, ex adresse-culte de la bouillabaisse, et qui privilégie le local et les poissons ramenés par ses pêcheurs, Pim et Loïc à Golfe-Juan, Sébastien à Cannes, Cyril à Mandelieu, Olivier à Fréjus…
Cet automne, j’ai partagé chez lui un déjeuner de pur plaisir – produits, origines, accords – avec Serge Jaczynski, ami et expert en vins reconnu dans la région Paca (The Wine Spirit). Une démonstration de saveurs à chaque «levée» de la carte. Un foie gras de baudroie, condiment citron, laitue de mer et brioche aux épices de rouille, le poulpe au bouillon de bœuf, pistou de criste et jaune d’oeuf au vinaigre de bonite séchée; des anémones de mer soufflées, algues et herbes «de bord de mer», sorbet anémones, et encore un poisson à cru, poutargue, artichauts frits, sorbet aux algues fermentées…
On faisait un pas de côté et tout changeait, au fil d’accords délicats ou percutants, d’un effet marin-végétal, de détails qui font la différence, tels un jus de coquillages fumé, un poisson rôti dans un bouillon d’algues ou l’iodé apporté au pain cuit dans les fours de la boulangerie Veziano à Antibes. Un parcours de saveurs signé par ce cuisinier artisan qui fume son saumon et réalise ses sauces soja, nuoc-mâm d’anchois, de sardines, de poutine et de rougets.
Son registre n’est pas japonisant et il n’y a pas erreur sur le terroir marin exploré. Mais en bon observateur d’une cuisine riche d’un enseignement séculaire, de ses cuisiniers orfèvres, de ses lieux de restauration parfois insolites, de ses rites, ses énigmes et sa philosophie, Mathieu, de retour de Tokyo, puise une inspiration nouvelle dans ce pays où le «travail de la mer» tient une place essentielle.
Au Japon, des thons profilés comme des bombes assurent, au petit matin, le spectacle unique du marché de Tsukiji (Tokyo) et témoignent d’une industrie prédatrice sévissant sur les mers du globe. Plus au sud, la dorade rose est l’emblème de la ville de Naruto où les pêcheurs les capturent vivantes dans les eaux qu’enjambe le pont le plus long d’Asie. Puis les font jeuner en bassins avant de les saigner pour obtenir une texture de soie, une transparence parfaite et une saveur délicate.
Le Japon et son art des couteaux, dont les lames, adaptées à chaque coupe, cisèlent la peau et la chair du poisson. Le Japon et ses restaurants parfois installés dans l’anonymat d’une tour ou les sous-sols du métro, accueillant à peine dix convives, tel le Sukiyabashi Jiro, considéré comme le «meilleur restaurant de sushis au monde” et qui eut jusqu’à trois étoiles au guide Michelin.
Le Japon dont l’art culinaire, indissociable de celui du saké, vénère la tradition autant que la créativité. Où, en début de soirée, les bars sont des lieux de convivialité et de découvertes, tel le @benfiddich_tokyo où Mathieu a dégusté un campari aux notes de gentiane, de baies et d’oranges amères séchées et un élixir à base d’alcool de noix du début du vingtième siècle, préparé par @karim.karroum, antiquaire et collectionneur de spiritueux anciens, basé en Limousin.
Cette passion nippone nourrit la réflexion de Mathieu Allinéi. Comment, demain, maintenir le cap de son restaurant quotidien tout en allant plus loin dans la cuisine qu’il défend. Alors pourquoi pas en ouvrant, à l’étage, une table encore plus personnelle, un «atelier» pour quelques convives curieux du produit, du geste et de saveurs nouvelles? En attendant cette inspiration japonaise, le chemin de la Méditerranée et autres océans est ouvert et il passe obligatoirement par Golfe-Juan et Le Bistrot du Port.
Bistrot du Port, 53 av. des Frères Roustan. Tel. 04 93 63 70 64. Menu 33 € (à déj. en semaine) et menu 93 € le soir en cinq paliers: amuse-bouche, 2 entrées, 1 plat, 1 pré-dessert, 1 dessert) Fermé mardi et mercredi.